Chine en Question

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La Chine vue par MARX et ENGELS


Cet ouvrage comporte une très longue préface hors sujet, qui « s’efforce d’établir quelle est la position du marxisme vis-à-vis des sociétés orientales en général et de la Chine en particulier » [1], et des articles de Marx et d’Engels essentiellement publiés dans le New York Tribune entre 1850 et 1861 pendant la seconde guerre de l’opium.

Jean-Paul Sartre présenta en 1957 le marxisme comme l' »horizon philosophique indépassable de notre temps » sans avoir beaucoup lu l’œuvre de Marx alors que Raymond Aron a lu et relu Marx pendant toute sa vie, a donné des leçons à la Sorbonne de 1962 à 1963 et a écrit sur Marx [2].

Marx et Engels défendent un point de vue très eurocentré sur la Chine [3] :

• […] les peuples barbares les plus passifs se trouvent entraînés dans le commerce mondial et la civilisation. (op.cit. p.194)
• Devant les armes britanniques, l’autorité de la dynastie mandchoue est tombée en pièces ; la foi superstitieuse en l’éternité du Céleste Empire a disparue ; le barbare isolement hermétique vis-à-vis du monde civilisé est rompu […]. (op.cit. p.200)
• En Perse, le système européen d’organisation militaire a été greffé sur la barbarie asiatique ; en Chine, le plus vieil État semi-civilisé du monde, tombé en décadence, lutte contre les Européens avec ses propres moyens. (op.cit. p.223)

Même si Marx et Engels dénoncent la politique de la canonnière pour « ouvrir le marché chinois » à « la liberté du commerce » de la drogue (l’opium), ils se trouvent proches des positions du Times :

« Nous sommes actuellement en guerre avec la Chine », ce pays doit payer « des indemnités considérables », « notre honneur et nos intérêts nous imposent de placer nos relations avec l’Empire chinois sur un pied nouveau ». Dans l’intérêt « de l’humanité et de la civilisation il importe de ne pas laisser tomber cette affaire », mais « de renforcer le droit des pays civilisés à la liberté de commerce et de communications avec toutes les parties de cet immense pays. Rien ne sert de traiter avec cette puissance comme si elle faisait partie de la communauté des peuples éclairés d’Europe ». (op.cit. p.251)

Car, pour Marx et Engels, l’introduction du capitalisme en Chine est un facteur de progrès ! Marx s’oppose davantage au commerce de la Russie qu’au commerce des autres pays avec la Chine parce que « à l’inverse du commerce anglais, le commerce russe laisse intacte la base économique de la production asiatique » (Capital, livre II, vol. VII p.365). Engels analyse comme positive la destruction de la Chine car elle « sera en même temps le prélude à la chute du capitalisme en Europe et en Amérique » (op.cit. p.439). Le préfacier ajoute :

• […] Marx montre aussitôt comment le Céleste Empire pouvait amorcer par ricochet la révolution européenne escomptée pour les années 1858, avec la crise économique. À nos yeux, cette analyse n’a pas été démentie par l’histoire, même si sa réalisation en a été retardée de plus d’un siècle. (op.cit. p.27)
• Dans une lutte où le prolétariat lui-même n’est pas engagé, le marxisme désigne toujours comme progressistes les forces qui détruisent l’ordre pré-capitaliste. (op.cit. p.447)

Les marxistes n’ont jamais dépassé cette contradiction, mais au contraire s’entête à qualifier de barbare ce qu’ils appellent le « mode de production asiatique ». Marx n’a presque rien écrit sur ce concept flou et inopérant. Tout le monde rabâche la citation issue de la Préface à la Critique de l’économie politique de 1859 :

À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.

Le préfacier commente le concept de « mode de production asiatique » (p.28 à 35) en empruntant plus ses arguments à Karl August Wittfogel qu’à Marx [4]. Comme l’écrit Pierre Vidal-Naquet dans l’introduction : ce vieux débat « ne progressera désormais que dans la mesure seulement où les sociétés de type « asiatique » seront étudiées pour elles-mêmes, hors de toute référence à un dogme ou à un antidogme. […] Un tel progrès suppose évidemment que l’histoire et la sociologie, marxistes ou non, tout en retirant de la marxologie et de l’histoire du marxisme les enseignements que comporte un retour aux sources, se débarrassent du même coup de ce qu’il y a de périmé dans une problématique héritée du XVIIIe et du XIXe siècles. »

24/01/2011
Serge LEFORT
Citoyen du Monde

Lire aussi :
Le mode de production asiatique (avec liens partagés), Monde en Question.
Dossier Marxisme, Monde en Question.
Karl MARX & Friedrich ENGELS (avec liens partagés), Monde en Question.
Dossier Chine, Monde en Question.
Dossier Économie Chine (avec liens partagés), Monde en Question.
Revue de presse Économie Chine, Chine en Question.
Veille informationnelle Géoéconomie, Monde en Question.
Veille informationnelle 中國 Chine, Monde en Question.

Notes



[1] L’auteur poursuit : « Le but n’est pas tant de définir la base sociale de la Chine de l’époque où Marx-Engels relatent les événements qui bouleversent cet immense pays, mais, à partir de critères marxistes, de répondre aux questions soulevées par la révolution chinoise moderne […]. »
Karl MARX et Friedrich ENGELS, La Chine, [recueil d’articles présentés et commentés par Roger DANGEVILLE], 1973 p.10 et 11 [Partage en ligne].

[2] Raymond ARON, Le marxisme de Marx, 2002 [Compte-rendu : EspacesTempsL’ExpressParutions].

[3] Karl Marx écrit en 1853 : « L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie ».
Sélection bibliographique sur l’eurocentrisme de Marx :
• Kolja LINDNER, L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales, Actuel Marx, 2010.
• Karl MARX et Friedrich ENGELS, Du colonialisme en Asie : Inde, Perse, Afghanistan [recueil d’articles préfacé par Gérard FILLOCHE], 2001 [Compte-rendu : Démocratie & Socialisme].

[4] Sélection bibliographique sur le « mode de production asiatique » :
• AUTEURS Divers, Discussion sur les formations économiques et sociales dans l’Antiquité, Actes du Groupe de Recherches sur l’Esclavage depuis l’Antiquité, 1976.
• Jean BATOU, Mode de production asiatique, révolution industrielle et Moyen-Orient in Cent ans de résistance au sous-développement – L’industrialisation de l’Amérique latine et du Moyen-Orient face au défi européen, 1990 [Compte-rendu : AnnalesTiers-Monde].
• Philippe BÉRAUD, Sophie CHANGEUR (sous la direction de), Du despotisme oriental au socialisme de marché – L’État et les droits de propriété en Chine in La Chine dans la mondialisation – Marchés et stratégies, 2006.
• CERM, Sur le mode de production asiatique, 1969 [Partage en ligne].
• Jean COPANS, À propos du « mode de production asiatique », L’Homme, 1969.
• Maurice GODELIER, Le mode de production asiatique : un concept stimulant, mais qui reste d’une portée analytique limitée, Actuel Marx, 1991.
• Karl MARX et Friedrich ENGELS, Trois lettres à propos du mode de production asiatique (juin 1853) [Lettres présentées et commentées par Jean-François BERT], La Phocide, 2010 [Partage en ligne].
• Mouza RASKOLNIKOFF, Dix années de recherches soviétiques sur l’histoire économique et sociale du monde romain (1966-1975) in Des anciens et des modernes, 1990.
• Jonathan D. SPENCE, La mystique du pouvoir in La Chine imaginaire – Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours, 2000.
• Daniel THORNER, Marx et l’Inde : le mode de production asiatique, Annales, 1969.
• Karl August WITTFOGEL, Le despotisme oriental – Étude comparative du pouvoir total 1957 édition 1964 [Partage en ligne].

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