Claude MARTIN, La diplomatie n’est pas un dîner de gala – Mémoires d’un ambassadeur, 2018, L’Aube, [Texte en ligne].
L’auteur raconte comment les circonstances ont favorisé son rêve :
Je rêvais d’autre chose. En apprenant le chinois, je voulais entrer profondément dans la connaissance d’une culture et d’un peuple. Et je finissais par ressentir une contradiction entre cette curiosité exigeante et l’exercice du métier diplomatique, que je continuais à percevoir comme une profession faite d’habileté, de distance et de superficialité.
Depuis plus de trente ans, la diplomatie française naviguait à vue dans les affaires chinoises. La guerre civile qui opposait nationalistes et communistes, l’invasion japonaise, le jeu confus de militaires féodaux, l’importance des intérêts que nous voulions sauvegarder, et d’abord nos concessions, avaient brouillé le paysage.
[…]
Pour le Général de Gaulle, la question de la reconnaissance de la Chine avait eu, dans ces conditions, et très vite, une valeur emblématique. Il avait voulu rompre une bonne fois avec cette conception manichéenne des relations internationales dans laquelle l’Amérique avait cherché à entraîner le « monde libre ». La diplomatie n’était pas le combat du Bien contre le Mal. Elle devait être fondée sur une perception lucide des réalités et une appréciation froide de nos intérêts. Autour de la terre, des dizaines d’États, y compris des régimes auxquels les États-Unis accordaient leur soutien, étaient gouvernés selon des principes contraires à nos valeurs démocratiques.
[…]
Ainsi, le 27 janvier [1964], Paris et Pékin avaient publié un communiqué conjoint annonçant qu’ils établissaient entre eux des relations diplomatiques. Et De Gaulle avait, le 31, dans cette conférence de presse que j’avais suivie, expliqué pourquoi la France avait pris cette décision, qui était celle « de l’évidence et de la raison ».
Lire aussi : Le 27 janvier 1964, la Chine et la France ont publié un communiqué conjoint sur l’établissement des relations diplomatiques, French-China.
À propos de la Révolution culturelle idolâtrée à Paris par ceux qui deviendront les plus virulents propagandistes anti-chinois :
Philosophes, écrivains, universitaires, agitateurs en tout genre, tout ce qui comptait à Paris était, en ce début des années soixante-dix, chinois ou pro-chinois dans la pensée, dans l’expression, dans le costume même. Certains le furent avec modération, pour un bref instant ou une saison, parce que c’était la mode. D’autres se jetèrent à corps perdu, comme « des possédés, dans un engagement où ils perdirent le sens de la mesure et de la raison.
Il y avait les pionniers, les « anciens », ceux qui s’étaient donnés à la Révolution chinoise avant même que celle-ci prétende rayonner sur le monde. Régis Bergeron, parti étudier à Pékin dès la fin des années cinquante, les Marchisio, présents en Chine au moment où la Révolution culturelle explosait, avaient été parmi les premiers, comme Jacques Grippa en Belgique, à suivre la voie dissidente du « marxisme-léninisme authentique ». Mais d’autres les avaient rejoints ou leur avaient fait concurrence. Le maoïsme avait éclaté en chapelles et en courants.
L’École normale supérieure, puis le Centre universitaire expérimental de Vincennes (qui allait bientôt devenir « l’université de Vincennes »), s’étaient donné pour mission de transposer la géniale « pensée » venue de Chine dans le débat intellectuel français. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Judith Miller, Louis Althusser, Jacques Lacan, la fine fleur de l’intelligence française communiaient dans l’adoration de Mao. Bettelheim faisait découler de quelques aphorismes tirés des Citations toute une réflexion économique. Michelle Loi revisitait la littérature. La marmite vincennoise était perpétuellement au bord de l’explosion. On se singularisait, on s’affrontait, on se déchirait.
Je suivais de loin les convulsions de ces mouvements « maoïstes », j’en connaissais peu les acteurs.
Certains étaient, incontestablement, des familiers de la Chine.
Han Suyin, la romancière de Multiple splendeur, avait repris le chemin du pays de son enfance. Elle avait fait plusieurs voyages. À chacun d’entre eux, elle était reçue par Zhou Enlai, et même par Mao. Traitée comme une invitée de luxe, elle ne voyait que ce qu’on voulait lui montrer. Circulant à travers le pays en train spécial, elle s’imprégnait avec enthousiasme d’images fabriquées. Au retour, elle abreuvait des dizaines de milliers de lecteurs de ses récits merveilleux.
Joris Ivens, cinéaste engagé, était plus discret, et plus modeste. Il avait participé, dans les années trente, à Yan’an, à la résistance antijaponaise. En partant, il avait offert à Mao une caméra, désormais exposée au musée de la Révolution. Il reprenait maintenant du service, enthousiasmé par ce mouvement lancé « contre les élites pour servir le peuple ». Ses nouveaux films donnaient des changements en cours dans la société chinoise une image sympathique. Comment Yu Gong a déplacé les montagnes, la Petite Pharmacie, montraient des gens simples menant une vie où la cupidité, la méchanceté, et surtout l’inégalité, avaient disparu. Les femmes étaient respectées, les vieillards, protégés, les malades, soignés. Son objectif s’attardait sur le visage honnête et résolu de ces « médecins aux pieds nus » qui sillonnaient les campagnes, avec leur petite trousse en bandoulière et le badge du président Mao sur le cœur. Mais une interrogation demeurait. Tout cela était-il vrai ? Les pharmaciens, les médecins « formés par les masses » savaient-ils vraiment soigner, et guérir, leurs patients ? Le malade que l’on opérait avec les méthodes « révolutionnaires » d’anesthésie (quelques points d’acupuncture, une tisane, et la lecture des Œuvres), disait-il la vérité quand il affirmait qu’il ne souffrait pas ? J’avais des doutes. Bien des années plus tard, je rencontrai à Pékin un homme qui avait été opéré ainsi. « C’était atroce, me dit-il, cette méthode n’a jamais anesthésié personne, mais je ne pouvais pas le dire. Si j’avais crié, on m’aurait arrêté comme contre-révolutionnaire ! »
Et puis il y avait Philippe Sollers, Julia Kristeva, Roland Barthes, Marcelin Pleynet, le groupe Tel Quel, toute une bande d’intellectuels qui n’étaient, eux, jamais allés en Chine, et qui s’étaient jetés dans un maoïsme parisien, byzantin, philosophique, ânonnant les Citations du président Mao, décortiquant à l’infini la Théorie de la contradiction, mais aussi les Poèmes, pour la compréhension desquels il leur fallut se faire aider d’experts maîtrisant le mandarin.
Sollers, qui avait pris quelques leçons de chinois, s’était emballé pour le Yi Jing. Puis il avait entrepris sans vergogne de « retraduire » les poésies de Mao, pour mieux en faire apparaître le caractère « prolétarien ». Au même moment, l’un de mes camarades des Langues O’, Guy Brossollet, s’était lancé dans une vraie traduction des mêmes poésies. La version de Brossollet avait été publiée dans un numéro spécial de la revue L’Herne. Sollers l’assaillit de ricanements : « Traduction réactionnaire ! » Le pauvre Brossollet n’avait pas perçu le sens résolument « marxiste-léniniste » des poésies de Mao. La petite bande de Tel Quel idolâtrait le Grand Timonier. Elle allait mettre quatre ans avant de se décider à découvrir, sur place, la réalité des choses.
En réalité, ces écrivains s’amusaient. Ils ne voulaient pas vraiment renverser la société. Ils voulaient seulement faire exploser le langage, et le roman. C’était moins ambitieux, moins dangereux, et ils avaient le droit d’essayer, même si leur tentative menait à une impasse.
Restaient ceux que j’appelais les « possédés ». Alain Geismar, Benny Levy, Olivier Rolin, Serge July, André Glucksmann et quelques autres. Des gens qui semblaient vraiment croire que la « pensée Mao Zedong » pouvait changer le monde à condition de la pratiquer avec violence. Ceux-là allaient porter sur le terrain, dans les usines et dans les ghettos de la société urbaine, le message qu’ils avaient cru entendre. La Gauche prolétarienne soutenait les travailleurs en lutte, les immigrés, les damnés de la terre, tous ceux que le parti communiste, « révisionniste », et la CGT semblaient oublier et trahir. Les combats se déroulaient à Flins, à Hérouville, à Hénin-Liétard ou chez Fauchon. Les péripéties en étaient parfois comiques, souvent absurdes, quelquefois tragiques.
J’avais gardé le contact avec Karol. Reconnu au Nouvel Obs comme un véritable expert de la Chine, il suivait les événements de Pékin avec attention. Il croyait à cette « vraie » Révolution. Les Chinois allaient réussir, réaliser la société sans classe dans laquelle l’homme serait vraiment libéré. « Le livre qu’il avait rapporté de son voyage de 1965 le laissait pressentir, mais n’allait pas assez loin, il en préparait un autre. Il s’était rapproché de dissidents du parti communiste italien, qui plaçaient eux aussi en Mao leurs nouveaux espoirs. Il voulut me présenter à Anna Maria Macciocchi, qui avait été invitée à rejoindre le foyer maoïste de Vincennes, pour y animer des « groupes de réflexion » avec Michèle Loi. Je déçus Karol en lui disant que je n’étais pas intéressé. J’avais envie de réfléchir à la situation en Chine avec ceux qui la connaissaient vraiment, avec ceux qui avaient vécu dans ce pays ou y vivaient encore, qui en parlaient la langue et regardaient les événements qui s’y déroulaient d’un œil lucide et sans passion.
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