Depuis ses débuts dans la Chine des années 1990, le courant connu sous le nom de « cinéma indépendant » (duli dianying) s’est cherché un espace de création, tant métaphoriquement que concrètement. Dans un contexte où l’accès au circuit officiel dépendait des autorisations accordées par le Bureau du cinéma, du financement d’un studio d’État, et de la distribution au sein du réseau national des salles de cinéma, des jeunes cinéastes ont essayé d’ouvrir un espace alternatif pour la réalisation de films et leur diffusion. Cet espace était, dans une certaine mesure, un espace privé : les films étaient produits par des groupes d’amis ou de camarades de classe qui, à la fois, contribuaient au financement et participaient au tournage en tant qu’acteurs ou techniciens.
Dans un premier temps, les films étaient projetés en privé ou dans les universités. En mettant en scène des histoires et des espaces privés dans des films tels que Xiao Wuet Plaisirs inconnus, Jia Zhangke a défini « l’indépendance » comme un ensemble de préoccupations difficilement intégrables dans un grand récit national ou politique. En ce sens, l’attention portée à l’espace privé peut se comprendre comme une rupture des jeunes cinéastes avec le rôle central dans la société auquel ont aspiré les intellectuels chinois durant la majeure partie du XXe siècle. Cependant, cet intérêt pour les histoires privées ne les a jamais empêchés de traiter des questions de société, que celles-ci soient en rapport avec « les couches les plus basses » (diceng), l’environnement (le barrage des Trois Gorges) ou les points aveugles de l’histoire récente du pays (le Mouvement anti-droitier ou la fin du collectivisme) – et en ce sens, de prendre des positions publiques.
Nous pouvons donc situer le cinéma indépendant aux limites du public et du privé, dans ce que nous avons proposé d’appeler « l’espace du peuple », en référence au terme chinois de minjian (qu’on traduit moins littéralement par « non officiel »).
Le présent dossier est l’aboutissement d’une série de séminaires annuels sur le cinéma chinois récent, organisée conjointement depuis 2007 par le Centre d’études français sur la Chine contemporaine et le Festival international du film de Hong Kong (HKIFF), rassemblant cinéastes, critiques et universitaires. Les coordinateurs de ce numéro souhaitent ici remercier Li Cheuk-to et le HKIFF, qui ont ouvert un « espace » pour cet échange fructueux. Le dossier reflète l’orientation inclusive des discussions, dans la mesure où il adopte la catégorie de prédilection des réalisateurs chinois (parfois remise en question par la critique) du « cinéma indépendant ».
C’est pourquoi il est également divisé en deux parties : les articles de recherche sont suivis par une série de documents qui permettront au lecteur de prendre connaissance des analyses réflexives que quelques cinéastes chinois indépendants ont développées au sujet de leur propre travail.
La première partie rassemble trois articles de recherche. Esther Cheung s’intéresse aux dimensions éthiques du réalisme de Jia Zhangke et à son « attrait » remarquable, suggérant qu’il s’ancre à la fois dans un espace géographique de l’authentique, et dans l’espace métaphorique d’un « appel » performatif. Judith Pernin offre une analyse générale de l’espace dans les documentaires chinois indépendants, montrant comment les espaces sont utilisés tant à l’écran qu’hors écran pour construire la sphère du « minjian ». Jie Li présente une analyse monographique du réalisateur de documentaires Zhao Liang, dans laquelle elle analyse les espaces du pouvoir et la manière dont le film observe les sans-pouvoir à la dérive dans ces espaces.
La seconde partie de ce dossier contient une traduction de trois articles fondateurs du cinéaste Jia Zhangke publiés à l’origine au début des années 2000. « Des images impossibles à contenir » retravaille les thèmes que Jia avait évoqués pour la première fois dans « Maintenant que nous avons les VCD et les caméras vidéo numériques » et « L’âge du cinéma amateur est sur le point de revenir » et les insère dans un récit général sur la façon dont le cinéma indépendant est apparu en Chine.
Ces textes sont suivis d’une compilation de matériaux provenant des séminaires tenus en 2009, dont une table ronde avec Jia Zhangke et un entretien avec la cinéaste Ning Ying. La cinéaste et universitaire Ai Xiaoming présente son approche du film documentaire et des problèmes sociaux, qui se situe sur l’aile la plus politisée du cinéma indépendant. Pour conclure, Li Cheuk-to, Wong Ain-ling et Jacob Wong présentent le point de vue de l’HKIFF sur l’apparition d’un nouveau cinéma chinois au cours de ces 20 dernières années. Résultat d’un échange fructueux entre de nombreuses personnes aux approches variées, ce dossier espère offrir de nouvelles perspectives dans le domaine en constante expansion de la recherche sur le cinéma chinois contemporain.
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